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MONTAIGNE COLLECTION
î^arbarlr Collège liftrarg
♦ FROM THE LIBRARY OF
FERDINAND BOCHER, A. M.
INSTRUCTOR IN FRENCH, 1861-1S65
PROPESSOR OF MODERN LANGUAGES, 1870-1902
GIFT OF
JAMES HAZEN HYDE
OF NEW YORK
(Class Of X898)
Received April 17, 1903
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• ° " ÉLOGE
DE MONTAIGNE,
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Par m/ F. A, J. MAZURE,
HECÏEXm D« L'ACADÉMIE D'ANÔERS,
^B VEND
à Paris y chez Mame frères ^ me Pot de fer n.<^ 14 '
à Angers ^ chezFouxj[B&-MAH£) libraire rue S.-Laud
iU^GERS y BE I«'lMPRIM£RI£ B'AUGXJSTE MAME.
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VJBT éloge obtint en 1812 une mention "hono-
rable , dans le concours au prix d'éloquence de
l'Académie française. L'auteur le destinoit à une
édition nouvelle des Essais de Montaigne.
Avant cette époque, il s'occupoit d'un ouvrage
plus important sur l'écrivain le plus célèbre du
i8.e siècle ; des circonstances impérieuses' ne lui
Eermirent pas de l'achever. Aujourd'hui que le
rouvernement hoi^ore et protège les principes qui
l'ont fait entreprendre , l'auteur fera paroître son
travail. 11 s'agit d'une Fie de Voltaire et d'une
édition classique de ses ouvrages.
Lorsqu'un écrivain consacre ses veilles à l'ins-
truction âe la jeunesse , il doit peut-être , s'il est
encore inconnu dans les lettres et aux gens de
lettres 9 prouver que sca principes, dans les |^ms
difficiles que nous avons traversés , ont toujours
été indépendans de l'autorité , de l'opinion et des
révolutions. C'est dans cette vue que l'on j^ublie
aujourd'hui cet Eloge de Montaigne. Voici l'ex-
trait du rapport de M. le Secrétaire perpétuel de
l'Institut sur le concours de 1812 :
ce Le n.<> 3 est un ouvrage estimable, dontl'au-
» teur a beaucoup lu et beaucoup réfléchi. Sou
» style a du naturel et de la correction , et ne
» manque pas d'élégance ; mais il a peu de mou-
» vement et de variété. L'auteur n'a pas considéré
» son sujet sous les rapports les plus intéressans ,
» parce qu'il a été entraîné par une idée domi-
» nante , à laquelle il a subordonné ses vues par-
» ticulières sur la doctrine de Montaigne. 11 s'at-
» tache à prouver qu'il n'y a point de vraie
y> philosophie sans religion ; que tous les progrès
7> de l'état social sont dus au christianisme , et que
2) Montaigne étoit sincèrement attaché à la duc«
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t> Irine chrêtienDe. Cette dernière opinion a déjà
*> été défendue par quelques écrivains. Pascal et
y> Mallebranche ont pensé différemment, et leur
y> autorité sans doute est imposante ; il est donc
» permis de se partager entre ces deux opinions.
y> Le sentiment de l'auteur sur Tinfluence du
y> christianisme mérite toutes sortes d'égards ; mais
y> il donne à- cette influence une extension dont
y> les résultats ne sont pas confirmés par l'histoire ,
y> que la raison peut contester , et (jue les intérêts
» de la religion ne réclament point. Tout sys-
» téme , dans une discussion philosophique ou
y> littéraire, gêne la liberté de l'esprit et donne des
y> bornes à la pensée. C'est ce qui est arrivé à
» l'auteur de ce discours. On y trouve d'ailleurs
y> des détails intéressans sur la personne de Mon-
y> taienc. C'est une idée heureuse que d'avoir re-
> présenté ce philosophe placé entre les opinions
7> des philosophes anciens et la doctrine du chris-
» tianisme ; et , dans le développement de cette
j> idée , l'auteur montre beaucoup d'esprit et d'ins-
» truciion. » ( p- 9. )
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ÉLOGE
DE MONTAIGNE
« Je ne laisse rien à désirer et deviner de moi. Si oik
I» doit s'en entretenir^ je yeux que ce soit Téritablè-
» ment el justement. Je reyiendrois volontiers ds'
M l'autre monde y pour démentir celui qui me fot^
» meroit autre que je n'étois y fust-ce pour m'ho«
» norer, »
^Essais deATonta^ne y tîv. 3^ chap, 9»'
Xjes éloges et la critique sont épuisés sur Mon**
taigne. Cependant on ne pouvoit rendre un hom->-
mage solemnel à sa mémoire dans aucun tems oii
il fut plus' nécessaire de juger ses opinions avec
sagesse. Loué , blâmé par des hommes célèbres ^
imité quelquefois par ceux même qui s'armoieni
contre lui , ses détracteurs et ses admirateurs ne
restèrent presque jamais dans les bornes de la vé-
rité. Les uns oublioient qu'il écrivoit à la renaisr^
sance des lettres^ et le condamnèrent d'une manière
absolue sur des études spécubtives qui lui étoîent
communes a^yec le& anciens philosophes. De même
ses admirateurs oublièrent trop souvent de rappor-
ter ses doctrines à la morale publique et à l'ordre
social. Quoi qu'il en soit, on a tout dit sur Mon-
taigne , s'il faut se borner à un simple panégyrique ^
et sans doute il importe assez peu de discuter en-r
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(6)
Gore s'il fut discipie de Zenon ou d'Epîcure. Mais
lorsque la puissance de l'opinion a tout changé
sur la scène du. monde , lorsque les peuples ont
éprouvé les révolutions de vingt siècles dans vingt
années, et qu'après d'aussi vives agitations, ils
cherchent à ^e reposer dans le caliae des lois et de
la sagesse , il ne peut être indilSerent , dans l'éloge
public d'un philosophe aussi célèbre , de recher-
ober si toutes ses maximes sont en harmonie avec
ks plus grands intérêts de la société.
Le tems est venu où l'écrivain , s'il aime la
gloire et son pays , doit s'imposer de nobles de-
voirs ; il ne peut plus rester dans les bornes d'une
littérature étroite et frivole. Placé entre les sou-
venirs de l'antiquité et la majesté de l'avenir , il
n'écrira que pour être utile aux hommes ; et s'il
se trouve appelle à discuter ces questions fameuses
qui ont toujours divisé l'esprit humain, il imitera
cet ancien qui défendoit généreusement , contre
iPlaton lui-même , la cause de k vérité t prin--
cipes que nous suivrons dans Péloge de Mon-
taigne.
La philosophie , dans son acception rigou-
reuse , est la science de l'homme. Elle a tou-
jours occupé les plus grands génies de l'antiquité j
mais l'homme n'a été bien connu que dans les
tems modernes : et de même que l'usage de l'aimant
a rendu le plus obscur pilote de nos jours plus
habile que les INéarque au siècle d'Alexandre , de
même le christianisme a rendu le fils du pâtre plus
flairé sur les intérêts et srurles destinées du genre
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(7)
httiiiaûi , ipie les Socrate , lès Platon et les Cîcéron;
Ce seroit doBC reculer vers Penfiance du monde y
que d'asservir l'étude de la sagesse à la philosophie
des anciens. Les écoles de l'antiquité ne peuvent
plus se venottveler sous le règne du christianisme ^
et si Von recherche avec franchise pourquoi Mon-
taigne y disciple tow-à-tour de Platon et d'E{>i-
cuire, de ^éuon et d'Aristippe^ rejets^ successive^
meut tous leurs systèmes , on en trouvera la qaiusci
dans la contradiction de tous ces systèmes qut
Vâvoient séduit, avec les principes qui ont dirigé
son éducation , éclairé sa vie entière et soutenu
ses derniers momens. Montaigne , parlant d'Epi-
cure avec le même enthousiasme que Lucrèce , et
4u Christianisme avec une vénération que son
horreur pourJe mensonge ne permet pas de con-
tester, semble présenter un phépomène inexpli-
OâUe : cependant, au milieu de ces contradictions
inséparables de l'humanité, l'étonnement cesse
^ts que l'on considère Montaigne comme il doit
l^e, c'est-à-dire « appartenant par ses opinions
et par ses penchans à cette philosophie des anciens
'qui étoit toute bornée au tems et à la terre ; appar-
nant de même par sa patrie , par son éducation ,
par sa raison et par ses vertus , à cette sagesse que
le christianisme seul a révélée au monde.
Il n'a jamais été observé sons ce double. point
de vue, et peut-être est-ce. le seul moyen de le
juger avec impartialité. Car, pourroit-on le dissî-
mulej? ? s'il n'est point d'honnête homme qui ne
désirât ses vertus , en est-il qui voulût approuver
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C8)
toutes ses doctrines ? Et parmi ceux même qae
Cicéron appelle les plébéiens de la philosophie ,
qui o^eroit y dans les conseils publics ou dans le
secret des familles , avouer ses maximes sur le
suicide, ses erreurs sur la volupté, ou l'audace de
ses expressions ? Ainsi toujours juste et respec-
tueux envers un homme dont notre patrie s'honore
et dont la renommée a déjà reçu le sceau de l'an-
tiquité, nous essaierons l'éloge de Montaigne : en-
treprise téméraire sans doute ; mais si elle devient
sans gloire pour nous , puisse-t-elle ne pas être
sans utilité pour nos jeunes contemporains l
Michel, seigneur de Montaigne , est né dans le
château du même nom en Férigord , le dernier
jour de février 1 533. II a vécu sous six rois j il a
vu les agitations de l'Europe , la renaissance des
lettres et le grand schisme de l'Occident sous
François I.*^' j les déchiremens de la France sous
Charles IX et sous Henri III j enfin les nobles
conquêtes de Henri IV sur l'anarchie ou sur
les descetidans de Charles Quint.
Montaigne eutle meilleur des pères, et sa maison
paternelle étoit l'asyle héréditaire des vertus do-
mestiques et de l'honneur. Il fut destiné dès l'en-
fance à la magistrature.
Une grande révolution avoit ramené le siècle
d'Auguste. Les Médicis avoient ouvert leurs pa-
lais , comme autant de sanctuaires , à la philoso-
phie exilée de la Grèce ; et nos rois qui , depuis
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(9)
lODg-tems , portoient en Italie leurs armes itifati-^
gables , j avoient connu tous les charmes , toute
l'utilité des sciences , des lettres et des arts^; ils
appellèrent , ils protégèrent les savans dans leurs
Etats ; une jeunesse ardente et guerrière s'hono-
roit également de la poussière des camps et des
écoles : enfin les plus illustres familles cl^erchoient
à imiter les princes d'Italie ; et le père de Mon-
taigne, qui suiyoit une impulsion si généreuse, re*
cherchoit les savans avec empressement et les re-
cevoit avec une religieuse vénération ; mais son
fils ne fut pas l'héritier de son enthousiasme :
a Pour moi , disoit-il long-tems après , je les aime
» bien , mais je ne les adore pas. »
Cependant aucun soiu ne fuc oublié pour son
éducation littéraire. Envoyé à six ans au collège
de Guyenne , il sav^oit la langue latine , même en
y entrant , parce que les précautions ingénieuses
de son père avoient entouré son enfance de pré-
cepteurs qui fae lui parloient que latin : il se déro^
boit à tous les plaisirs pour lire les Métamorphoses
d'Ovide ; le latin étoit sa langue maternell|.
On pourroit trouver dans les Essais quelques
détails sur sa vie et sur son enfance j mais nous
ne devons parler ici que des traits qui décèlent
son caractère. Né avec une indolence invincible ,
on ne pouvoit l'arracher de l'oisiveté , même pour
l'entraîner aux jeux de son âge. Sans autre défaut
que sa langueur et sa paresse , on ne pensoit pas
qu'il,pût devenir méchant ; seulement on jugeoit
qu'il seroit inutile. Cependant , malgré sa lenteur,
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il avoît un esprit juste et sottde; ce Cer qne je
» voyoîs , dît-il , je le voyois bien ; et sous cette
y> coftiplexioQ lourde , )e nourrisaois. des imaginar
» tîons hardies et des opiuioiis au-dessii3 dq mon
y> âgCi JD
Ou n'a point de méoaoires sur la jeunesse de:
Montaigne. On sait pourtant que sou j^re: lui fit
obtenir la chargp de conseiller d« roi ao pàrk-?
ment de fiordeaux. Faut-il répéter ici les refao-
ches que lui adressent quelques savans de Porth
Royal , d'avoir (prdé un silence absdk à cet égard y
tandis qu'il n'oublie pas même die nous appreadre
qu'il ayoit un page italien dans samaisoa? Plai-«
gnons Montaigne y s'il est vrai <{ae sa vanité lut
humiliée de la toge du magistxvift. llMais- combien
nous semble-t-il supérieur à une foibLesfe de ce
genre , celui qui , à vingt-six ans , devint le mo-
dèle de l'amitié la plus parfaite qui jamais ait
honoré le cœur de l'homme !
Etienne de la Boëtîe y conseiller comme lui au
parlement de Bordeaux y s'étoit fait connoitre par
des poésies qui eurent alors beaucoup de réputa-
tion, par quelques morceaux traduits, dje Xéno-
phon et de Plutarque ; enfin par un traité de la
servitude volontaire. Mais à cet âge même où tpop
souvent murmurent encore les orages de la jeu-
nesse , il possédoit l'ame d'un sage. Eloquent et
grave , nourri de ces maximes cpxi font naître de
grands seotimens et de belles actions , né avec
un esprit ferme , pénétrant et vaste , n'ayant de
passion que la haine du vice^ capable enfin de
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tous les sam^cea dus au prioce ^ à la patrie , à la
religion, il dcmooU^ dans un. siècle corrompu,,
des çxeiAples généreux mais inuûles : pareil à ces
marbres antiques trouvés sur des ruines ^ qui rap-^
pellent vainement à Phomme dégénéré le type inal-
téra];>le et. pur de ^a beau,té primitive*
, L'amitié est l'hannonie des belles âmes ; toute
sa force est dans la raison et la vertu. Ses héros
sont en petit nombre ; l'antiquité les a quelquefois
relégués dans ses fables, co^ime si alors le coeur
humain étoit peu capable de porter un sentiment
si noble. Il n'en sera pas ainsi de Montaigne et
de la Boëtie ; le premier ^ immortel par son génie ,
tous deux immortels par leur amitié ; et la posté-
rité , venue déjà pour eux , les a placés parmi ces
âmes excellentes, rares et privilégiées, qui pa-
roissent de loin en loin sur la terre , pour prouver
que les passions ne sont pas tout l'hoiiame.
(( ISous nous cherchions avant que de nous
71 être vus., dit Montaigne. Nous nous embrassions
y^ par nos noms ; et à nostre première rencontre qui
y> fut par hazard , en une grande fe$te , nous nous
y> trouvasmes si prins, si cognus , si obligez entre
^ nous , que rien dès-lors ne nous fut si proche
y> . que l'un à l'autre, Cep'étoit pas une spéciale con-
y> sidération, ny deux , ny trois; , ny quatre, ny
)> mille ; c'est îe nesçay quelle quintessence de
y> tout ce meslange ^ qui ayant saisi toute ma vor
y> lonté , l'emmena se plonger et se perdre dans la
y> sienne , qui ayant saisi toute sa volonté , l'em-
» mena se plonger et perdre en la mienne. Si on
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% me presse enfin de dire pourquoi je Taimois , je
}» sens que cela ne se peut exprimer qu'en rfpon-
» dapt : parceque c'estoit lui , parcequé c'estoît
D moi. »
Avec quelle énergie persuasive et touchante il
sait peindre tout le bonheur , hélas ! si fugitif ,
qu'il trouva dans l'amitié ! Quatre années sont à
peine écoulées , que dans cet âge même où com-
mencent à se développer les vastes pensées et les
longues espérances, la Boëtie est frappé d'une ma-
ladie rapide et mortelle. Au septième jour les se-
cours sont inutiles. Montaigne qui le voit lutter
vainement contre la douleur et la mort , s'arme
lui-même du courage qu'inspire la religion de
l'amitié, ce Je voua ai tù en santé , lui dit-il , tOU-
3) jours rempli de sagesse et de prudence ^ songest
» dans cette maladie à porter la même prudence
y> pour vos intérêts les plus chers. » La Boëtie
entend ce triste langage; il appelle sa jeune épouse
et son G%c\fi qu'il aimoit comme un père ; il les voit
pâles et tremblants de sa mort prochaine ; il les
affermit et les console. Accoutumé dans les sujets
împortans à s'exprimer avec dignité , jamais il ne
déjploya tant de calme , d'éloquence et d'autorité j
malgré des épreuves aussi vives , il dicte ses der-
nières volontés en leur présence ; et Montaigne y
reçoit un noble gage de sa vertueuse et frater-
nelle amitié. Sa famille entière vient ensuite rece-
voir ses adieux ; il parle à chacun de ses parens
avec une gravité religieuse ; leurs sanglots inter-
rompent ses discours , touchante inspiration d^un
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( »^ )
sage ; et cépendanl lui seul lonservant de la fei^
anetë^ trouve la force encore de rappeler un des
frères de Montaigne à l'antique foi de ses ^res.
Enfin, le matin du dixième jour de ses souf-
frances , dans la 5â/ année de son âge , il mourut,
donnant à son ami un dernier regard , et à Dieu
son dernier soupir.
Montaigne manda sur-le-champ à son père tous
les détails de cet éyénement par une letlre qui res*«
semble à un fragment retrouvé de Plutarque. Ah !
jamais la douleur et Pamitié n'ont inspiré d^ seur^
timens pl^s touchans, ni d'expressions plus nobles.
De tels souvenirs s'effaceront-ils jamais de son
cœur? (( Si je compare ma vie entière , disoit-il
y> encore long-tems aprè« ri Ans sa YÎeîllesse , si je
7> la cowypare toute aux quatre années qu'il m'a
y> été donné de jouir de sa douce compagnie et
» société, ce n'est que fumée , ce n'est qu'une
y> nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je
» le perdy ,.je ne fais que traisner languissant , et
y> les plaisirs mesmes qui* s'offrent à moy , au lieu
D de me consoler , me redoublent le regret de sa
y> perte. Nous étions à moitié de tout ; il me semble
y> que je lui dérobe sa part, d
Il avait trente ans lorsqu'il perdit son ami. Son
père , dont il parle toujours avec une tendre véné-
ration, gémissoitsur les malheurs de son pays;
il ne concevoît pas d'autres sentimens sur la reli-
gion que ceux de ses aïeux. Dans sa vieillesse il
crut devoir payer la dette d'un vrai Français , en
combattant les nouveautés qui divisoient sa patrie ,
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(ï4)
avec cette sîmplicîtf d'une aihè loyale qui croit
que lès armeâ des paissions peuvent tomber à la
simple voix dfe la raison. Il change son' fils de tra-
dttiïie tt de publier Titi ^vriage composé depuis
plus de àoo ans sur les dogmes du christianisme ;
foibles armes Comte Ib fanatisme et la giierre ci-
vile. Ce livre , monument ignoré d'Urie théologie
subtile tl quelquefois profonde , fut le premier
tiavrage de Moniaiguei
A cette époque lès impressions religieuses
avoient encore une grande ébèrgie; elles causèrent
«n Europe utiè révolution que Montaigne jugea en
liomme sage , et qui mérite d'être observée dans ses
rapports avec là civilisation.
Toutes les révolutions modernes ont un même
principe j elles semblent , par une sorte de fatâ-
Ulé, se reproduire à des époques régulières comme
pour renouveler le monde ; mais elles ^ont toutes
liées à la cause du christianisme qui , suivant la
pensée de Montesquieu , a constitué la force et la
perfection de l'ordre social j et en effet ces révo-
lutions ne se manifestent que dans les tems où il se
trouve attaqué ou méconnu. Les trois premiers
siècles présentent d'abord le spectacle imposant de
la confédération du genre humain contre Rome
idolâtre. Trois siècles après, Mahomet paroit , qui
étend son glaive sur le monde ; l'Asie qu'il a sub-
juguée abandonne le cbristianisme ; elle tombé dans
la barbarie. L^Europe est menacée ; mais Gharle-
nragne relève le sceptre de Rome , etPEurope est
préservée de l'esclavage qui depuis a toujours flétri
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(15)
rOrient Trois siècles encoi^, et les1)euplesen-
U^nés par la puissance des cmotions religieuses ,
se précipitent vers les rives du Jourdain ; l'Eu-
rope pèse sur on poifil de Ut Palestine, et l'Asie
ët^it délivrée s'il se fut trouyé un grand homme.
Trois Donveaux ^ièdes s'écoulent ; la ville de
Constantin qui, par un schisme imprudent, s'étoit
séparée de l'unité européenne, tombe avec là Grèce
devant Mahomet second ; le terrible Soliman pé-
nètre dans l'kalie , et TEurope frappée d'aveugle-
aient semble l'appeller,à consommer sa ruine en
déchirant de ses propres mains le pacte religieuse
^i étoit le principe de sa force. Heureusement
elle trouva Charles Quint pour la défendre contre
les barbares , ^ François I." pour la défendre
contre Charles Quint* Mais la réforme de Luther
l'avoît divisée en deux camps ennemis qui , pen-
dant trois siècks , ne posèrent presque jamais les
armes ; et ces trcHS siècles se sont terminés enfin
par la dissolution de l'état social , partout où le
christianisme n'étoit plus qu'un vain simulacre.
La réforme de Luther n'a point été jugée encoie
avec la souveraine impartialité de l'histoire ^ ainsi
l'opinion d'un illustre contemporain ne doit être
ni sans intérêt, ni sans autorité. Montaigne, en
effet , qui n'a étudié l'homme avec tant de pa-
tience que pour dévoiler toute la profondeur de
Ses misères, et qui juge les fautes et les vertus
sans prévention comme sans enthousiasme, qui ,
enfin , par l'indépendance autant que par la fran-
chise de sa pensée, étoit enclin naturellement à la
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censure de tout ce qpi fat si violemment attaqué
dans son siècle , sera cru sans doute s'il juge les
réformateurs ayec la plus énergique sévérité. Mais
oublions des événemens qui appartieninent plus i
l'histoire qu'à notre sujet., et suivons Montai|pie
qui va enfin se livrer au penchant de son génie.
Déjà il avoil quitté la magistrature. 11 s'étoît
marié à l'âge de 33 ans ; et son père lui abandon-
nant le château de Montaigne à l'occasion de ce
mariage , favorisa: son goût pour la tranquillité y
pour la retraite et pour la philosophie ; mais en
peu d'années il s'étoit vu frappé dans ses affec-
tions les plus chères : d'abord dans son ami , bien-
tôt dans son père , dans ses enfans et dans sa patrie.
A quarante ans la vie %p«u^'illuAions, et l'homme
éclairé qui a le malheur da» vivre dans un siècle
corrompu , est naturellement porté à s'isoler , à se
créer comme une solitude au milieu de lui-*méme.
Le mépris que lui inspirent ses contemporains s'é-
tend peu à peu sur tous les hommes; entouré d'er-
reurs , de scandales ou de crimes , s'il résiste à la
contagion qui l'environne , peut - être il cessera
enfin de croire à la veptu. Pareil à celui qui , appelle
souvent au ^t des mourans , n'aperçoit plus l'étin-
celle d'immortalité qui anime encore la poussière
dont il ne voit que la dissolution : tel fut trop
souvent Montaigne écrivant son livre des Essais.
Avant d'examiner ce livre extraordinaire qid
nous représente l'homme sons des rapports si affli-
geans , qui nous montre le cœur humain enve-
loppé tout entier dans l'égoisme , il faut peut-être
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(,7)
se demander quelle étoit la philosophie de Mon^
taigne ; eut-il d'autre philosophie que le scepii-*
cisme , et enfin quel étoit le scepticisme de Mon-
taigne ?
On a beaucoup yanlë la puissance du doute :
instrument utile s'il est sagement employé , c'est-
à-dire s'il est uniquement appliqué aUx sciences
naturelles. Mais si vous le faites servir dans les
choses morales^, le scepticisme n'est plus qu'un
instrument dç destruction , à-pM-près comme ces
verres merveilleux avec lesquels vous parvenez à
dissoudre les diamans les plus purs. C'est ainsr en
un mot que ^ sous le miroir destructeur du scep-
tique y les vérités morales les plus solides et les
plus brillantes s'évanouissent.
Le scepticisme n'ait qu'une foiblesse de l'esprit
humain qui se courbe sous le poids des vérités
qu'il ne peut supporter : triste système de proba-
bilité négative qui ôte à la vie toute sa dignité y
toutes ses consolations et toutes ses espérances.
Loin de moi , dira le sceptique , la pensée qu'un
Dieu n'existe pas ! Moi , foible atome , jette dans
les espaces de l'immensité y j'irois donner des
bornes à l'infini ! Dieu existe sans doute et j'aime
à le croire ; cet ordre si régulier , si universel ,
excite sans cesse mon admiration et doit être la ma-
nifestation extérieure d'une intelligence suprême ;
Ijdais pourquoi ne seroit-il pas une loi de l'univers
lui-même , une modification nécessaire de cet uni-
vers, dont la seule existence me prouve aussi la
nécessité. • • » • Homme pusillaoime ! suis du i^oîiis
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(18) ^
le vol de ta pensée ; elle t'élevera malgré toî-mém6
au-delà de cet univers qui ne pense point et qui ne
peut t'avoir donné cette pensée qu'il n'a pas. Oui,
dira-t41 encore , ma pensée prouve que rhomme
est une créature intelligente, et mon ame est sans
^doute une émanation de la sagesse incréée. Toutes
ces espérances magnifiques d'immortalité plaisent
à mon cœur et agrandissent mon imagination*
Cependant qu'étois-je avant de naître? que scrat-je
après ma mort? que devient cette ame dont la
grandeur in'étonne , dont la foiblesse m'effiraie tour
à tour ? Elle fut créée sans doute pour être im«
mortelle ; mais la matière ne peut-elle recevoir de
son auteur cette faculté de penser qui enfin semble
naître , se modifier et se dissoudre avec elle ? • • •
Ah ! laissons de pareils doutes, résolus tant de
fois. Ici la sagesse n'est pas de douter , mais de
croire } et sur ces grandes questions qui intéressent
l'ordre , le bonheur et les destinées du genre hu-
main , la Raison y dit Bayle lui-même , n^estpropre
qu^à faire connoitre à V homme ses ténèbres ,
son impuissance et la nécessité d^une révéla^
tion.
Cest ainsi que , dans le sein du, paganisme y
Platon demandoit si l'homme ne trouveroit pas en-
fin quelque promesse divine , quelque révélation ,
pour lui aider à traverser , comme sur un vaisseau
qui ne craint point les tempêtes > la mer orageuse
de cette vie ! Oui, divin Platon, elle existoit cette
promesse céleste que tu invoquoispartoutelapuis^
sapçe de ton génie ) elle étoit promise cette rêvé-
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(>9)
latioti sans laquelle nette cœur et notre esprit
s'égarent chacuif dansS un abyme ; et ton ame ^ qui
pressentoît le christianisme avant qu'il fût notifie
au monde , oui ^ ton ame étoit créée immortelle*
Mais tel ne fut point le scepticisme de Mon-
taigne, En vain ses adversaires s'écrient que soif
génie est de tout risquer , bon sens , religion,
conscience , doctrine y pour faire valoir une
pensée forte et une* expression hardie. Tous 1^
reproches, et nous ne voulons pas même dissimn*
1er les plus graves y tous les reproches d'impiété
tombent devant ce fait avéré , que s'il a souvent
écrit sur des matières spéculatives , suivant Us
maximes d'une philosophie purement payenne.,
il s'est touîouTS prononcé nettement sur sa reli-*
gion } et qu'en un mot il a vécu , il a pensé , il à
écrit et il est mort en professant la foi de ses
père$, S l'évidence d^un fait aussi positif n'est
pas démontrée par Montaigne, lui-même , quel *
nom donner à cette franchise , à cette probité , à
cette candeur qui l'a toujours caractérisé? Croîra-
t-on qu'il fut tour à tour impie comme Lucrèce,
et superstitieux comme le plus obscm* pèlerin dé
Lorette ? ou enfin devons-nous retrouver en lui
ce Gnostique fameux qui, dans les murs d'Alexan-
drie , osant revêtir le double sacerdoce de l'ido-
lâtrie et du christianisme , parvint à l'horrible
bonheur d'envelopper son hypocrisie sous le
manteau du génie et de la vertu ?
Le devoir du panégyriste n'est point de faire
rafK)théoke de son héros , ni d'adorer téméraire'-
3«
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( «o )
teentjusqu^aux passions mêmedesanouTeUe divine
té. Culte honteux et frivole , vous n'étoufferez point
^a conscience. Heureux de trouver des vertus à
célébrer, ou de nobles exemples à rappeler, il ne
déguisera ni les foiblesses , ni les fautes , lorsqu'il
en pourra tirer des leçons salutaires; et alors même
il dirat^omme cet ancien : Je suis homme , et je
lie sépare point un grand homme des erreurs de
l'humanité.
Et ce seroit bien vainement que da^s uki éloge
public il feindroit d'oublier tout ce que ce philo-
sophe écrivit de condamnable. La voix des Pascal,
des Nicole , des Mallebranche, de Montaigne lui^
même et de tout l'aveniç s'éleveroit contre lui.
Louons donc Montaigne comme il voudroit l'être:
il s'est représenté avec ses erreurs et avec ses fau*
tes ; imitons sa franchise , admirons son .génie j
aimons la noblesse de son ame , condamnons ce
qu'il condamneroit lui-même.
Il est plus facile de louer ou de Uâmer Mon-
taigne que de l'entendre. L'un vantera sa candeur
qui ne se dément jamais , l'ingénieuse application
des pensées qu'il s'est appropriées , la liberté de
son esprit , la variété de son style , la vivacité' de
ses images , l'abondance et la richesse de ses mé*
taphores. Où trouver un jugement plus droit, une
connoissance plus approfondie de nos inclinations
et de nos misères ? En nous faisant connoitre les
hommes avec toutes leurs foiblesses , en nous ap*-
prenant tout ce qu'ils sont et tout ce qu'ils peu-
Vent, c'est lui qui nous apprend l'usage de la
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( « >
jboime et de la manvaise fortune. Ne sembîe-r-îï
pas né pour réformer les mœurs et redresser ïa
raisojB?pour imprimer daos nos âmes cette vigueur
»ans laquelle notre vie entière n'est qu'une onde
qui s^coule ? Toujours entre la crainte etPespé-
rance, toujours entraînés par les flots de nos pas-
sions , ne trouvons-nous pas la sagesse sur les pas
de Montaigne? n'est-ce pas lui qui nous montre
Je port où viennent expirer tous les orages? Maïs
écoutons d'arutres moralistes aussi graves» Pour-
quoi , nous disent-ils sans cesse , les Essais de
Montaigne pkisent-ilsà notre esprit? ne seroiff-ce
point que le secret de sa vanité est le njôtre;; que
la mollesse de sesprincipes> le pyrrhonismc de $es
opinions., son indulgence pour tous les< p^isiiis ,
son indifierence sur l'avenir ^se trouvent toujours
secrètement d'intelligence avec la corruption du
cœur humain ? Quelle vanité de n'entretenir see
lecteurs que de se» humeure^ de ses inclina^
fions, de ees fantaisies , de se& maladies , de
ses vertus et de ses vice» l de ses vices ^ non
pow les détester, mais pour les faire connoitre.
Il n'a d'autre moiale que celle d'Epîcure , et comme
lui, tous ses principes , toutes^ ses actions , toutes
ses espérances, ne se rapportent qu'à l'égoïsme.
Comme lui ses maximes n'ont qu'une fausse élé*
vation et sont indignes de l'homme , puisqu'il ne
recherche la vertu que pour la volupté. Un ancien
philosophe nous représente cette volupté co^mf
la reine du monde y assise sur un trône , ayani
pour esclaves les Y^ertus, et ne les occupant qu'au
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servir et à repousser la douleur. Ne seroit-ee p«i
là Montaigne qui nous montre la sagesse ayaoït
pour compagnes la Nature , la Fortune et la Vo^
lupté ? Ah ! pourquoi de pareils éloges ov
de pareilles déclamations ! Il seroit facile de les
multiplier y et Montaigne n'en seroit pas mieux
connu. Cherchons donc Montaigne danslui-méme|
et pour trouver le secret de ses contradictions ^
n'oublions pas qu'il appartient tour^-i-tour à It
philosophie des peuples antiques et i la sagesse
des peuples modernes.
Cicéron, déplorant comme lui les malheurs de
son pays , s'écrioit dans le silence de la retraite :
« O pÛlosophie ! seule capable de nous consoler,
toi qui enseignes la vertu et qui domptes le vice ,
qui as inventé les lois , formé les mœurs et réuni
les hommes^ tu seras enfin mon asyle ! et si en
d'autres tf ms je n'ai suivi 4]u'en partie les leçons,
}e m'y abandonne aujourd'hui sans réserve. Un
seul jour passé en suivant tes préceptes est firété^
rable à l'immortalité de quiconque s'en écarte! »
Cest ainsi que Montaigne, fuyant la guerre ci-*
vile ,' chercha un asyle dans le sein de la philo*
Sophie. Mais quel sera le système où viendra se
fixer l'indépendance de son esprit? D'abord il re-
monte jusqu'à l'antiquité ; il y trouve des sages
qui se disent insensibles à l'infortune et k la dou->
leur, inébranlables devant les fureurs du crime
et calmes sur les ruines du monde. Ces promesses
magnifiques séduisent son ame généreuse : c'est
ainsi ^ ô Caton, qu'il trouve ta mort sublime, et
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( 23 )
fa'à ses yeux tu es le seul modèle -que la nature
ait choisi pour montrer le terme le plus élevé de
la vertu. Mais son admiration pour ce grand homme
devoît-elle l'entraîner jusqu'à Fapologie du suicide ?
Âh ! sans doute i^ous admirons aussi celai que sa
patrie en deuil et la postérité ont proclamé le der-
mer des Romains. Cependant plaignons la vertu ^
si elle a toujours besoin de prospérités ou d'hon^
Beurs , et si elle ne sait pas retrouver ime patrie
dans la divinité.
La mon» est pour Montaigne un sujet inépui-
sable de réflexions vives et profondes. 11 la consi*
dére sans cesse j il la touche y il vent pour ainsi
dire vivre avec elle jusques dans le tombeau, l^s
maîtres du portique sont quelquefois moins ans-*
tères que lui. Cependant sur un sujet si important
il s'égare encore , et s^ts guides le mènent au sui*
cide. Sans doute la mort n'est pas un mal; puisr
qu'elle est une partie nécessaire de l'ordre de la
nature. « Mais^ disoit Hiérocle» d'Alexandrie^
qu'est-ce que la loi ? Qu'est-ce que Tordre qui lui
est conforme ? Qu'est-ce que la vertu fondée sur
cet ordre ? La loi , c'est l'intelligence qui a créé
toutes choses ; l'ordre est le rang qu'elle leur a
donné convenablement à leur dignité. » Ainsi la
sagesâe du paganisme elle-même condamne le sui-
cide , puisque l'homme qui s'échappe de la vie ,
dérange l'orc?r« établi par Vintelligence qui l!a
créé.
Montaigne a des opinions hardies sur la mort»
Elles élèvent l'ame , et nous fcmt regarder la dou-
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(.4)
leur, rexîl, la pauvreté, la captivité, comme de*
pnaux toujours IndifTérens , dès quils ont un terme
4lécessalre. ce L'un des principaux bîe&£alts de la
"fertu, dit-îl, est le mépris de la mort. EUe est
pour nous la vraie et souveraine liberté. » Mais II
ajoute bientôt qu'elle est l'origine d'une autre vie.
On ne doit donc pas prendre ses expressions dans
le sens absolu , ni en conclure qu'il croyoil à
l'anéantissement. SI tels étolent ses principes ^
malheur à nous qui, par des sophismes, cherche-
rions à l'absoudre , ou qui y par des élqges Impos-
teurs , voudrions consacrer une doctrine dont la
profession publique a toujours été le signe et le
présage de la dissolution sociale. Mais la postérité
♦n'a' point de pareils reproches à lui faire., et les
stoïciens du cbristianisme l'ont jugé peut-être avec
trop de sévérité sur ce point.
En Egypte on faisolt paroître au milieu des
festins une grande Image de la mort , et une voix
crlolt aux convives : £ois et te réjouis, car tu
mourras. Lespoëtes antiques mélolent souvent des
pensées tristes et funèbres aux Idées les plus gra*
cieuses ; enfin les Romains , pour se familiariser
avec la douleur etlamort,faisoIent combattre des
gladiateurs autour de leurs tables somptueuses, et
mollement couchés , ils voyolent couler jusqu'à
eux de larges ruisseaux de sang : mais pourquoi,
sage Montaigne, se plaire à citer ces exemples de
l'antiquité ? Combien la sagesse des tems modernes
a Inspiré des sentimens plus vrais et plus nobles !
L'antiquité ne compte qu'un seul homme qui os»
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(5.6)
mourir sans faste et avec une résignation religieuse.
Parmi nous le vulgaire nous montre sans cesse des
sages obscurs tpii , comme Socrate ^ prendroieni
la coupe d'ÂnytuS) et diroient con^me lui en bu-
Ta«t la ciguë : a I^assons courageusement par-là^
si c'est f)iar-là que les dieux nous conduisent et
lioas appellent. »
L'ostentation des maximes de l'ancienne philo-
sophie a souvent séduit Montaigne. Parvenu sur
les hauteurs lès plus sublimes du stoïcisme , s'il ne
dit point comme ses maîtres que le sage est heu*^
reux dans le taureau même de Phalaris^ il ne croira
pas du moins que ces doctrines austères puissent
jamais être déshonorées par de lâches maxime$
dans ceux qui les professent*. 11 ne se trouvera
poiîit au milieu de ceux qui ne voient que la vo-
lupté d'Âristippe dans celle d'Epicure : La volupté
enfin ne sera pour lui qu'une divinité généreuse
qiu^ nourrissant la vertu dans son sein, lui apprend
à jouer avec la pauvreté , la douleur et la mort. La
vertu , disoit-il , est encore la mère nourrice des
plaisirs humains. En les rendant justes > elle
les rend seurs et purs. Si elle aime la vie, la
heauté, la gloire, la santé, son ofjfice propre
et particulier, c'est savoir user de ces biens là
regléement et les savoir perdre constamment.
En vain les philosophes nous l'ont représentée au
milieu des rochers, sur un mont presqu'inaccessi-
ble. (c Ceux qui l'ont approchée , la tiennent au
y> rebours , logée dans une belle plaine fertile et
» fleurissante..».. On peut y arriver par des routes
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Cs6)
> ombrageuses, gazbnnéès et doux fleurantes^
» plaisamment et d'nne pente facUe et polie y
» comme est celle des voûtes célestes. Pour nV
» voir hanté celle vertu suprême, belle, triom-
» phante, amoureuse , délicieuse pareillement et
» courageuse , ayant pour guide nature, fortune
y> et volupté pour compagnes , ils sont allez selon
» leur foiblesse feindre cette sotte image, triste^
^ querelleuse, despite; menaceuse, mineuse, et
yx, la placer sur un rocher à Pescart , emrny des
» ronces : fantosme à estonner les gens. ^
Est-il rien de plus séduisant que de telles ima-
ges? Inaccessible au commun des hommes , la vertu
Jie semUe-t-elle pas à la voix du philosophe des-
cendre de ses hauteurs formidables et nous appor-
ter la paix , la joie et les plaisirs ! En effet, Mon-
taigne voudroit que le nom de volupté , qui signifie
plaisir, fût donné à la vertu qui n'exprime que la
violence et la force. Mais ce plaisir , cette délec-
tation délicieuse et pure qui naît quelquefois d'un
généreux sacrifice , est-il toujours le prix de la
vertu? Montaigne nous peint , il est vrai , la vertu ^
courageuse et triomphante ; mais réponds-moi^
noble admirateur des héros de Fantiquité : Etoit^e
la vertu ayBnt pour guide la rîature^ pour com-
pagne la volupté où la fortune 3 <ïuî conduîsoit
Léonidas aux llcnnopyles , qui retcnoit Socrate
dans les fers , qui ramenoif Régulus à Carthage ?
Etoit-ce là cette vertu amoureuse et délicieuse
qui présenta le glaive à Caton, ou qui inspira ce
blasphème à Brutus : <cO vertu , tu n'es qu'un fan-
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C n )
tâme!2> Ponrnôus^ av^^ns tu k chevalier d^Assas
tombant sous la foudre quHl pouvoit détourner , le
pontife Bdizunce et le jeune chevalier Aose- au
milieu des pestiférés de Marseille , nous cherche^
rons à la vertu des compagnes et des guides plus
nobles que la fortune et la volupté.
Quittons les systèmes ambitieux de Zenon et
d'Ëpicure ; en vain l'esprit de Montaigne s'y arrê-
toit souvent avec complaisance , ils n'ont point
fixé son ceeur« Doué d'un jugement ferme et sûr ^
il semble se jouer à travers le dédale des antiques
opinions ; il feint d'y chercher le principe de la
vérité ; quelquefois se livrant avec confiance aux
fausses lueurs du scepticisme, il s'avance, il court
s'enfoncer dans un abyn^e ; mais toujours il repa-^
roit le flambeau de la raison à la main ^ qui l'éclairé
et sur l'effirayante vanité de l'homme et sur tout ce
qui forme la ccmscience du genre humain.
Ύrchez en effet une vertu sur laquelle Mon-
taigne n'ait pas eu le sentiment de tous les cœurij
Vertueux^ une action éclatante sur laquelle la pro-
bité de son esprit se soit trompée Montaigne stoï*
cien admire Gaton expirant avec la république ,
m^ le stoïcien disparoit lorsqu'il nous représenté
Timdéon 9 Corinthe , Posthumius à Rome , et la
mère de Pausanias à Lacédemone. Il trouve tou-
jours des expressions plus nobles, plus animées ^
plus pénétrantes lorsqu'il parle d'amitié et de gé-
nérosité : vous sentez avec lui que la confiance \
la magnanimité dans les périls , dans les offenses ,
dans toutes ks circonstances pénibles <hi dou-
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C ^8 )
leuse^y offrent toujours plus de surete et d'hon-
neur ^e l'irrésolution, la vengeance et les petites
passions qu^entraine la dissimulation. S'il nous offre
k ce sujet les réflexions les plus solides, il cite
toujours les plus dignes exemples, et sou ame se
peint toute entière , lorsquHl nous montre Alexan-
dre qui se dévoue à la mort , parce qu'il ne sait
pas soupçonner un ami ; le grand duc de Guise
qui pardonne à son meurtrier; Auguste deman-
dant à Qnna son amitié ; Jules César enfin qui ,
ayant tout fait pour désarmer ses ennemis, s'a-*-
bandonne généreusement aux dieux et à la forttme.
Ses pensées sont des maximes de constance et de
courage , de bonne foi et de franchise même envers-
l'ennemi le plus perfide , de modération )usque
dans la vertu , de désintéressement et de simplicité^
de patience et de résignation dans la douleur, de
dignité dans toutes les actions, de fidélité, d'a-
itiour ou de respect pour le prioce et pour la
patrie !
Mais il cherchoit vainement autour de lui lesr
vertus qu'il trouvoit dans sa raison et dans sou^
cœur. Le siècle où nous vivons, disoit-il avec
amertume, est si plombé, que ^^imagination
mime de la vertu en est à dire : Cependant ce
siècle même tenoit encore à une «des plus mémo-
rables époques du monde.
L'imprimerie, la chute ^e l'empire d'orient,' la
découverte d'un nouvel hémisphère, la réforme de
Luther avoiènt donné une grande impulsion k l'es-
prit humain j et si cette réforme n'eàt pas brisé les
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( »9 )
liens de la Cotif^ération europëenne , l'Europe ^
par la puissance de sa civilisation et par la magni^
ficence de son génie , eût présenté le plus impo^
saift spectacle aux regards de la postérité. Mais le
beau siècle de Léon X fut pour ainsi dire arrêté
dans son cours ; les fureurs du fanatisme s'éten*
dirent sur tout l'occident, et la France en fut
particulièrement la victime. Cétoit alors que
yiyoit Montaigne. A sa naissance , il avoit tu
l'aurore la plus brillante ; sa triste vieillesse n'a-
percevoit plus qu'une nuit sombre et terrible.
L'ambition , l'avarice , la vengeance, la cruauté
devenoient tour à tour légitimes. L'homme parri-
cide , rhomme sacrilège, s'écrioit-il avec douleur,
est donc parmi nous un homme de bien et d'hon-
neur ! £h ! faut-il s'étonner que Montaigne ait conçu
presque du mépris pour l'espèce humaine , et que
dans sa retraite il ait poursuivi nos misères et nos
folies dans toute leur profondeur ! Tels ont vécu
Tacite et Juvénal , qui , n'ayant sous les yeux
qu'une nature vile et corrompue, ont voulu la
peindre dans son efirayante nudité *» C'est donc
ainsi qu'il faut juger ces longues page$ employées
au récit de tant d'actions forcenées , de suicides^
de dévouement à la fatalité, de meurtres et d'as-
sassinats faits avec plus ou moins de courage. Il
Toit dans tous ceux qui l'environnent la conscience
étouffée par la force des passions et du crime ^ il
trouve les mêmes passions dans l'histoire, et s^
— • I — " — ^
* Ch. 29, delaVerta.
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(50)
raîsoBt n^aperçoii plus dans ta conscience que le
Taîn ouvrage des instituûopi humaines» Il tâche
à s'affermir dans cette pensée, qui n'est qu'un
sophisme déploffaUe^ et pour obscurcir sespro-*
près lumières , ï chercha e»des relations souvent
suspectes ^ il note , il rassemble toutes les coutumeà
bizarres, extravagantes efterimineltes^; copié de-*
puis en cela pmr un écrivain trop oetebre , qui en
a conchi comme hiî que le juste et l'injuste n'esns-
toient qoe par k caprice de l'usa^ ou des lois.
Maîs; la coascience pourroit^elle ainsi se tromper
eUe-même? Si l'honuM abusé de sa liberté ; si sa
conficieoce,, qui u'est que la; rasoif appliquée aux
dioses. morales , se trouve enfiiiL enchaînée par des
habitudes dérëgl é et . , ae g a-*t4l absous en montrant
les chaînes fui l'accablmt? Pourquoi donc ces
longues énumérations de peuplés qui vivent es-*
dbves des coutumes les plrus grossières , qui se
livrenli à la disscJsition^ à la cruauté, k. Pidolàtrie ,
au parricide? L'homme de bien y oj^osera tou-
jours le, sentâmeut istiaa& de la Uberté , attribut
nécesssâre dje^ L'intelligence; Montesquieu^ lui mon«
trera partout les peuples d'autant plus près de la
barbaôrie, qu'ils sont ékignés dut dirîstianisme.
fînfin .Montaigne lui-même avweraf devwt lui
que les simples huaière» naturelles ne suffisent
plus au genre humain»
Oui, ce fut ainsi que -Montaigne, après avoir
parcouru le cercle vicieux de l'ancienne philoso-
phie , fut cependant ramené pansa pn^re raison
à la sagesse religieuse des modernes. Et que Ton
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ne dise poîut que nous osons dëtouitier ïe sens de
quelques maximes souvent contradictoires ; le pins
long traité de son livre est toal entier consacré i
cette grande discussion. D'abord il considère
rhomme kul , sans secours étraxig^ , armé seu^
lement de ses armes et despourpeu de Ja cogtuois^
sance divine qui est tout son honneur, sajhrcé
et le fondement de son estfe. Comparant nos
facultés physiques à celles des animaux , com-^
bien Phomme lui paroît inférieur ! combien même
rinvariabilitc de leurs facultés intellectives^ c'est*"
a-dire de leur instinct conseryatenr, semble l'em*
portei: sur notf e raison toujours variable ! Quel-*
quefoissans doute il s'élance trop loin dans Fim*^
mense labyrinthe de ses <^îni»tkâ ^ il humilie trop
l'espèce humaine y et tous /^eux qui la veulent bor^
ner aux simples facultés matérielles , semblent
avoir puisé leurs argumens dans sa doctrine. Mais
îl s'avance toujours d'un pas ferme et sûr ^ il pour-
suit l'homme dans le fort de sa vanité ; après avoir
battu en ruine systèmes, opinions , sciences, lois ,
mœurs et reli^on , oppose l'homme à l'homme y
la raison à la raison , il le renverse et l'abaisse au-
dessous même de la brute qui rampe à ses pieds y
et il s'écrie avec un ancien philosophe : O la vile
€fhose et abjecte que y homme, s'il ne s'élève au-
dessus de l'humanité ! Mais , ajoute-^t-il comme
jadis le divin Platon, Vhomme ^î' élèvera si Dieu
lui ^preste extraordinairement la main j il s^es^
lèvera abandonnant et renonçant d ses propres
moyens , et se laissant hausser et soulever par
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( s» )
tes moyens purement célestes. C^est à notre foi
chrétienne , non à la i^ertu stoïque , de pré'^
tendre à cette divine et miraculeuse métamor--
phose^
Malgré ces déclarations si positives , déclara-
tioDS que rien n'obligeoit Montaigne d'écrire et
de midtiplier dans son ouvrage , on l-a représenté
comme le plus dangereux ennemi de la religion ,
et cette accusation méritoit sans douté un examen
sévère. Une telle discussion pourroit-elle paroitre
frivole dans notre siècle ? Ah ! sachons respecter
la mémoire de nos grands hommes : et lorsqu'il
faut se prononcer entre l'imposture et la vérité
des seatimens qu'ils professent , ne souffrons plus
que* la postérité puisse dire ': Il ' exista en France
une époque ou une pareille alternative^ étoit in-
différente.
Néanmoins , ce que nous venons d'écrire pour-
roit être contesté ; on trouvera même facilement
dans Montaigne toutes les opinions que l'on vou-
dra lui attribuer f â-peu-près comme on trouve
dans les nuages toutes les conceptions d'une ima-
gination préoccupée. En effet , si vous ne le jugex
que sur ses opinions de morale spéculative , tou-
jours vous le trouverez ondoyant et divers ; mais
en morale positive ses principes sont invariables.
Depuis long-tems son livre est une source inta-
rissable pour ses amis et pour sts ennemis ; de
graves écrivains y sont venus puiser quelquefois
sans l'avouer. Lessavans solitaires de Port-Royal
y ont pris littéralement de solides argumens sur
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(55)
des doctrines de théologie ; le génie de Pascal n'a
pas dédaigné de fortifier ses pensée^ sur la reli-
gion de tout ce que notre philosophe a écrit sur
le néant de la raison humaine; d'autres moins
heureux n'y ont cherché que l'erreur , et l'on peut
y découvrir tous les paradoxes du philosophe de
Genève sur les sciences , sur l'état de nature et
sm l'éducation.
Montaigne qui vivoit dans le siècle des grandes
découvertes faites en Amérique , raconte avec
admiration tout ce que les voyageurs disoient des
peuples sauvages : « Ils passent leun^ie, dit-il,
dans une admirable simplicité et ignorance ,
sans lettres , sans loy , ^ans roy , sans reli-^
gion quelconque. M'est-ce pas ainsi que Rousseau
disoit : Vhomme qui médite est un animal
dépravé y comme si l'usage des facultés intel-
lectuelles n'étoit pas Vétat de nature pour l'être
intelligent. De ce faux principe découlent néces-
sairement 9 contre les sciences , toutes ces vaines
déclamations qui prouvent seulement qu'il est
facile de revêtir un; sophisme des couleurs de la
vérité. Cependant Montaigne croyoit triompher en
citant l'ignorance et les victoires des Ottomans
qui venoient de renverser Bysance , et qui déjà se
trouvaient en Italie ; mais les barbares ne sont-ils
pas sur le point d'être chassés au-delà du Bos-
phore par les nations civilisées ! 11 ne faut plus
sans doute chercher dans les sciences la cause de
l'affoiblissement des Empires ; elle ne se trouve
que dans la mollesse des gouvernement et dans
5
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(54)
la fausse direction donnée à Pédacalion publique.
Cest par Téducalion , en effet , que le monde se
renouvelle , et -c'est dans les épreuves d'une éduca-
tion forte et généreuse que les grandes âmes se
préparent. Aussi Montaigne, témoin des agita-
tions de la France et de l'Europe entière , vou-
loit que y dès le berceau , l'enfance fût préparée
aux nobles destinées de l'homme } observer ses
premiers mouvemens , repousser la mollesse do-
mestique , favoriser le développement du corps ,
voilà pour le premier âge. L'enfant devra étudier,
non pour acquérir la science , mais la sagesse. Des
çxercices pénibles roidiront ses muscles , et le
rendront insensible à la peine et à la douleur. Il
i^'accoutumera. au silence et à la modestie. Des
voyages étendront son jugement , régleront soi^
imagination , détruiront ses préjugés. 11 verra les
usages y les lois et les mœurs ; le monde sera son
livre ,. l'histoire et les v(^£^es lui apprendront la
véritable philosophie , le but de l'étude et la limite
de ce qu^il faut savoir ou ignorer. Les passions y
les vertus , les vices tour à tour paroitront ei s'ani*
meront devant lui ^ enfin il connoîtra y non par de
stériles définitions , mais en réalité , le courage et
l'opprobre , la modération et l'injustice , la servi-
tude y la licence et la liberté. Alors et quand il
saura tout ce qui apprend à bien vivre et à mou-r
rir , l'étude des sciences pourra succéder à celle
des mœurs ; tel est en général le plan de Mon-
taigne , où l'on trouve presque tout l'Emile de
' Housseau ^ mais l'examen de ce qui est commun
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C 55 )
à ces deux philosophes s'éloigne de notre sujet , et
l'expérience a jugé souverainement leurs théories.
L'éducation comprend les rapports de l'homme
envers lui-même , envers la société , envers son
auteur; ainsi tout système qui omettra l'un ou
l'autre, sera nécessairement vicieux. Tels sont ceux
de Montaigne et de Rousseau qui , trop souvent ^
ont considéré lent élève hors de l'état sacial ; qui y
tons deux , méprisèrent l'étude et les sciences , et
qui y tous deux enfin y négligèrent entièrement
Fédacation religieuse.
L'homme cependant n'existe que par la pensée
et par l'ordre social j par la pensée qui seule peut
Félever au-dessus des animaux ; par Perdre social
dont les principes sont essentiellement émanés dit
eiel ! Eh ! comment la culture de la pensée pour-
rôit-elle être séparée de l'éducation publique?
Hélas ! le prestige d'une imagination vive et d'une
éloquence déréglée entraîna trop loin les admira-
teurs de' ces deux philosophes , et l'on oublia trop
kmg-tems <;ue le siècle de Louis XIY aVoit l^illé
Mr la France ; mais après avoir écKpsé les beaut
siècles de Périclès et d'Auguste , la Frahce n'af-
febteràplus un Superbe dédain pour leurs immor-
tels génies , et l'aurore de nos enfans pourra s'em-
bellir encore de tous les enchantemens de la Grèce.
Je ne sais quel charme rappelle toujours notre
imagination sur les rives poétiques du Céphise et
sur les sommets brillans d'Aonie. Oui y Athènes
règne toujours par la puissance des souvenirs, et
son ombre y qui s'élève sans cesse plus majestueuse
5.
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(38)
sur la profondeur des siècles , seuiMe enfin se con-
soler en voyant les jeunes Français admirer les
titres de sa gloire , et se préparer peut-être à venger
ses outrages.
La culture del'esprit sera donc à jamais insépa-
r^le de l'éducation publique. Cependant, malgré
les erreurs de Montaigne et de son disciple, leurs
ouvrages contiennent des préceptes d'une grande
sagesse j>our l'éducation domestique. Tous deux,
par une destinée commune , ils eurent «de nom-
breux adversaires et de nombreux admirateurs :
succès qui prouve , sans doute , un génie et des
fautes extraordinaires 5 il faut donc les Gonsultet
avec, une sage défiance , et ne les confier surtout
qu'à rexpéri^[ice et à la raison.
Mais , pour ne parler que de M(»i,taigne , son
Kvre y comme il le dit kii-méme , est un livre de
bonne foi. C'est lui-même et lui seul qu'il a voulu
peindre en sa. façon simple , naturelle et ordi-
naire , sans contention et artifice. Ses lectures
et ses études , ses affections , ses goûts , ses ca-
prices, enfin ses actions les plus familières, tout
de lui se trouve en cet ouvrage. On peut le blâmer,
et avec raison, d'avoir occupé la postérité de
choses qu'il ne devoit même pas confier à sts plus
intimes amis. Laissons-le se justifier par l'autorité
de quelques exemples respectables , et supprimons
les objections légitimes qu'on lui oppose. Un re-
proche plus grave attire l'attention de l'homme de.
bien : c'est l'extrême licence de ses expressions»
Pourquoi tous ces tableaux , que son âge au moins
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(57)
âevoit laî interdire ! Si la sagesse est le vêlement
des vieillards Je m'arrcte enfin , ô Montaigne t
pardonne au plus sincère de ceux qui t'aiment et
t'admirent ^ oui , que ta franchise pardonne à la
mienne y si tu me vois détacher ici quelques feuilles
de là couronne que )e t-ayois destinée.
Mais on cherchera peut-être à excuser notre
philosophe parles exemples et les mceurs de son
tems. En efifet , il est des langues , suivant l'expression
de Bôileau , qui ont le privilège de braver Phonnê-
tété. Les Italiens, a la renaissance des lettres, imr-
tèrent trop souvent Horace , Pétrone et Juvénat
dlansleur extrême liberté. Léon X et Clément VII >
Henri Vlll et Charles QuîntcomBlêrent de faveurs
et de récompense» Pierre Axetin , dont la vie et les.
écrits furent le triomphe perpétuel de l'impudence ^
et sesemiemis l'àccablêrentde satyres aussi obscè-
nes que ses ouvrages* On pourroit cfter d'autres
auteurs fameux , qui furent même décorés de la
pourpre, et à qui les réformateurs ne reprochèrent
jamais Ifeurs écrits licencieux. Tel étoit le siècle où
vécut Montaigne. Ses voyages en Italie etPexemplfe
ont sans doute égaré son jugement ; d^âttteurs la
langue sortoit à* peine de la barbarie ; la liberté
des expressions n'avoit encore point de limites , et
même elle se maintint jnsques au siècle de Louis
XIV , sans exciter de trop vives réclamations.
Le goût est dans les arts ce que la conscience
est en morale. Le goût est la conscience de l'esprit ;^
mais sa perfection est inséparable de la perfection:
de L'eut social Si un peuple est encore dans sott
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enfance, les mœurs plus simples , plus familières,
ont une expression plus naïve. Les mœurs peuvent
être pures et le langage peu décent. Les passions y
les sentimens , s'expriment pat des images vives et
des métaphores hardies. L'imagination tient lieu
de la pensée j elle emploie toute la nature à peindre
des sensations ; tels les anciens hiéroglyphes^ lan-
gage qui ne peut plus exister , et dont l'intelligence
ajouteroit sans doute peu de choses aux connais-
sances humaines. Cependant les facultés intellec-f
tuelles se développent et s'étendent , les peuples
se dépouillent de leur enfance, et leurs idées s'élè^
vent ài'oràre moral. Bient&t de nouvelles exprès-»
sions sont créées avec la pensée qui entre enfin
dans son immense domaine. Peu à peu les images
sensibles disparoisseut , et à mesure que le langage
de la pensée se fortifie , celui de l'imaginatiou
s'afToiblit , ou plutôt se modifie par le goût qui
s'épure. Telle fut l'histoire de la littérature ches
tous les peuples , et particulièrement en France
où elle devint parfaite dans le tems même que l'état
social parvint à sa perfection.
Considéré sous ces rapports généraux , le Kvro
de Montaigne est le plus précieux monument d'un
peuple qui sort de l'enfance , et qui s'avance k
grands pas dans la civilisation. Mais nous ne poiu:^
rions, revenir à un tel ordre d'idées et dVxpressions^
sans éprouver toutes les j^évoluûons politiques et
morales qui ont conduit les Gaulois , de la civilir^
sation romaine à l'ignorance des barbares , et de
la barbarie à une civiUsittion nouYeUe*
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(39)
Un apologiste de Montaigne a pourtant regrette
qne notre langue n'ait pas conservé le caractère
c[ue lui imprima ce philosophe. Il osa dire que
huer Pascal d^avoir deviné la langue, c^étoit
le déclarer chef ou complice de ses corrupteurs^
et que y pour recouvrer ses forces, ilfaudroii
qu^elle rétrogradât de deux siècles.. Un pareil
sophisme n'a plus besoin de réfutation ; si nous
recouvrons l'immense si^ériorité conquise par
notre littérature dans le siècle oii vécut Pascal ^
ce ne peut être en copiant Amyot ni Montaigne ,
mais en recouvrant les grands principes qui alors,
ont préparé cette noble conquête. La kngue est
fixée , elle ne peut ni rétrograder ni se modifier
sans cesser d'être y et elle reviendra toujours à sa
pureté primitive , tant que la France sonservera
kiahérable le principe de sa force , c'est-à-dire l'u*
mité politique et religieuse , parce qu'alors sa lit-
térature j loin d'égarer la pensée publique , sera
toujours en harmonie avec des institutions par-^
faites.
Ainsi Montaigne ne peut devenir un modèle
l^our notre langue ; mais nous n'appliquerons
point à son style les règles ordinaires de la crîti-^
que , et ce n'est point à nous d'imiter ses contem-r*
porains qui lui reprochèrent de les avoir oubliées.
Sans doute on ne peut justifier sa marche toujours
irrégulière. 11 commence à peine un discours et
\ès l'entrée même il s'égare. Il ressemble à celui
Si abandonne le tronc d'un arbre pour s'attachex
^ fie braoche voisine qu'il abandoosé encoce
\
\
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( 4o )
pour une plus petite , et successÎTement de ra-
mifications en ramifications jusqu'aux dernières
feuilles. £n effet, les dissertatiotis de Montaigne ne
tiennent souvent à son sujet que comme la feuille
au tronc de l'arbre. Mais $upprimons des ré-
flexions souvent renouvelées et toujours inutiles.
La critique s'emploie quand le go&t est fixé y }a*-
mais pour ces ouvragés que le tems a consacrés,
et qui sont devenus des monumens. TSe seroit-il
pas ridicule de juger Le Dante sur la poétique
d'Aristote ? Appliquez cette observation à Mon-
taigne ; sa philosophie seule appartient à la dis-
cussion publique.
Lorsque Montaigne publia $on livre des Es&ai&y
le vulgaire l'accueillit d'abord assez froidement ;
bientôt Juste Lipse le fit connoître , et ne trouva
"* point d'expressions assez vives ni assez magnifiques
pour louer l'auteur et l'ouvrage. Il le nommoit le
Thaïes français ; il le plaçoit au-dessus des sages
de la Grèce ; il le conjuroit d'écrire encore ; il
l'accusoit d'indifférence pour la véritable gloire.
Au moins , lui écrivoît-il , considérez les misères
de l'homme, si vous dédaignez l'immortalité. De
pareils éloges, donnés par un écrivain très-célèbre >
étendirent bientôt la renommée de son héros • et
les Essais furent connus dans tous les pays où les
lettres étoîent florissantes. Alors les malheur^ de
la France et des infirmités douloureuses le déter-
minèrent à voyager. II fut devancé en Allemagr
et en Italie par une grande célébrité.
Le journal de son voyage n'a été découveru^®
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( 4i )
deux siècles après sa mort ; il est tout entier de
sa main , et, sans fournir des détails très-curieux,
il peut servir mieux ^ue les Essais à faire connoitre
Montaigne et son caractère un ^eu trop personnel.
Occupé d'une santé toujours soufirante ^ il ayoit
déjà visité les eaux minérales de la France. Il passe
en Lorraine et delà en Suisse; enfin il arrive en
. Italie.
Cette belle contrée , éternellement vouée au gé-*
nie de la gloire ou du^ma^heur , étoit alors enri-
chie des travaux de Palladio et de Vignole , de
Michel Ange et de Raphaël , de Jules Romain , du
Corrège , du Titien et de Patd Véronèze. Com-
ment ne lui inspira-t-elle aucun sentiment ^ aucune
pensée sur sa gloire antique et sur les nobles efforts
des Médicis pour lui assurer l'indépendance po-
liticpie ou du moins la souveraineté des arts? Son
journal n'est rempli que de minutieux détails sur
les soins de sa santé et sur les honneurs qu'il reçut
à son passage. £n un mot , Florence , Bologne ,
Ferrare , l'Italie entière ne lui présentent que de
muets monumens. Cependant l'aspect de Rome
lui arrache un cri sublime de surprise et d'effroi.
^ Ce ne sont point là, dit-il ^ les ruines de Rome ,
y> mais son sépulcre. Le monde , ennemi de sa
i> domination , avoit premièrement brisé et fra-
cassé toutes les pièces de ce corps admirable ;
Bt parce qu'encore tout mort , renversé et défi-
^\jré , il lui faisoit horreur , il en a ensevely la
le mesme. x) Non , l'éloquence humaine n'a
P^î^Hté au-delà de ce magnifique tableau, et le
grand ^Qssuet pouvoit seul l'égder.
\
\
\
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( 43 )
Grégoire XIII régnoit alors ^ pontife plus oc-
cupé d'établissemebs et d'ourrages publics , que
de beaux-arts et d'antiquités* Montaigne parle de
lui avec respect, ce Ce grand pape, dit-il, est
grand aumônier, je dis bors de toute mesure. }»
Quoique Taffreuse journée de la Saint-Barthelemy
soit arrivée sous son pontificat , on sait , par le
témoignage des plus sévères historiens de la ré^
forme, qu'il refusa d'approuver le plan qui lut
fut présenté de la ligue, jet renvoya les députés
sans réponse. Il reçut Montaigne avec de grands
égards^ et quoique déjà la censure eût condamné
ses Essais , le maître du sacré palais pria le phi>-
losophe français de ne point faire usage de cette
censure , avouant ingénuement qu'elle contenoit
plusieurs choses sur lesquelles on ne Ta voit pas
bien compris ; mais , a}outa^t-*il , on savoit honorer
St& intentions et son affection envers V Eglise z
enfin Von estimoit tellemeni sa franchise et sa
conscience y que Von s^en remettoità lui-même
de retrancher dans son livre ce qu*il y trou^
veroit de trop licencieux , et entr^ autres choses
les mots de fortune.
Il avoît souhaité vivement le titre de citoyett
romain, a J'employai, dit-il, mes cinq sens de na*
|ure pour l'obtenir ^ ne fût-ce que pour l'ancien
honneur et religieuse mémoire de son autorité
J'y trouvai de la difficulté ; toutefois je la 5iy
montai. y> En effet le diplôme lui en fui daV^
dans les termes les plus magnifiques, ce O^^^
titre vain , ajouta-t-il j tant y a que j'ai recit*^^^^*
coup de plaisir de l'avoir obtenu, i^
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( 43 )
II fît deux fois le voyage de Rome pendant sùn
séjour en Italie. Après le premier, il se rendit à
Lorette , et ce fat un vrai pèlerinage. Il y consa-
cra un ex vota pour lui , pour sa femme et pour
sa fille unique; enfin il y accomplit des actes de
pieté qui prouveroient une fausseté révoltante ,
s'ils n'étoient le témoignage irrécusable de sa re-
ligion. Il retourne à Rome, et le jour même de
son arrivée , il reçoit des jurats de Bordeaux la
nouvelle de son élection à la charge de maire ,
occupée par le marédial de Biron. Indiffèrent aux
dignités publiques , Montaigne accepta celle-ci
malgré lui j mais elle étoit l'expression honorable
de la confiance et de la vénération d'une grande^
et noble cité , il quitta l'Italie pour se rendre aux'
vœux qui l'appelloient dans sa patrie.
Son administration eut moins d^éclat que de sa-
gesse. Ennemi de toute innovation , attaché à son
pays plus encore par raison ou par affection tégi-'
iime , que par sentiment ou enthousiasme, il se
trouvoit au milieu des partis qui se disputoient la
France , comme Atticus parmi les Romains. Il se'
conduisit enfin dans l'exercice de sa charge ayec
un système de calme et de muette tranquillité qui
ne pouvoit réussir qu'à lui : phis ami , disoit-il y
d^ine prudente obscurité, que d'une brillante mais
orageuse renommée. Cependant il fat réélu; hou-*
neur qui avant lui ne fut accordé qu'à deux de ses
prédécesseurs. 11 fut remplacé par le maréchal de
Maiâgiiou. « Je m'assure , disoit*-il en se retirant »
ne laisser, m offense ni haine.
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SoD caractère etoit si bien connu, que sa maison
fut très-long'tems respectée pendant les guerres
civileS; et lui-même s'étonne que sous de si grands
orages elle fût demeurée vierge de sang et de
pillage; mais il s'indîgnoit de ne devoir ce privi-
lège qu'à sa prudence ou à la fortune , plutôt qu'à
la justice et à la protection des lois, (c U faut vivre y
disoit-il y par droit et par autorité , noi^ par ré-
compense ni par grâce. » Enfin la fortune même
cessa de l'épargner. Plusieurs fois il courut les^
plus grands périls. Tous les partis l'accabloienl
tour à tour. U ne dut sa conservation et sa déli-
vrance en plusieurs occasions très-périlleuses, qu'à
la franchise de sa physionomie et à l'assurance
qu'il témoignoit au. milieu même de ses ennemis :
a peu défiant , dit-il , et ne pouvant croire aux
inclinations perverses et dénaturées. )» Cependant
le sentiment des maux publics parvenu jusqu'à
son cœur , lui arrache des plaintes douloureuses
et amères. Combien de fois alors les armes et les
appuis de la philosophie lui parurent foibles pour
apprendre à souffrir ! car la pensée nous affaisse»
bien plus que le malheur. Néanmoins il souffroit
avec une résignation stoïque. Souvent il prenoit
plaisir à imaginer tous les maux extrêmes quipou-
voient l'accabler. Environné de désastres et de
brigandages, il s'occupoit, quand l'heure du som-
meil étoit venue, à composer avec la fortune pour
supporter sans effroi et sans langueur les dan-
gers de la nuit, a Dans cette pensée ( il parle lui-
^ même) je me plonge la tête baissée stupidement
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• ( 45 ) ^
» dans la mort , sans la considérer et la recognoî-
, )> tre, comme dans une profondeur muette et
y> obscure qui m'engloutit d'un saut et m'étoufFe
7> en un instant d'un puissant sommeil , plein d'in-
» sipidité erd'indolence , et en ces morts courtes
» et violentes, la conséquence que j'en prévois.
y> me donne plus de consolation ^ que l'efièt de
» crainte. »
Ces paroles énergiques , prises dans un sens
absolu, doivent être sans doute jugées sévère-
ment : aussi des auteurs célèbres qui les ont citées,
accusoient Montaigne d'un mépris horrible pour
la vie et pour nos plus sublimes espérances. Mais
puisqu'il ne s'agissoît plus ici d'une spéculation
purement philosophique , et puisque l'accusation
tomboit sur un sentiment réel et personnel , pour-
quoi ne pas avoir jugé Montaigne sur sa pensée
toute entière? Pourquoi ce passage si fameux l'iso-
lez-vous au milieu de ceux qui le suivent et le
précèdent? Rétablissez -le tel qu'il est dans son
livre , alors, et loin de mériter l'anathéme prononcé
par les solitaires de Port-Royal, la religion de
l'auteur que l'on accuse ici d'impiété est prouvée
jusqu'à l'évidence. •
Les maux qu'il souffroit devinrent si extrêmes et
si multipliés , qu'il cherchoit déjà parmi ses amis
ceux auxquels il pourroit commettre sa vieillesse.
Une telle résolution étoit aussi honorable pour lui
que pour eux , puisqu'au milieu des vices de son tems
il croyoit toujours àramîtié. <c Mais pour se laisser
:» tomber de si haut , il faut quç ce soit entire les
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( 46 )
j) bras d'anc aJBTection solide , vigduretise et for-
»• tunée. » PouToît-il trouver un autre la Boëiie?
L'homme piste et affermi dans la sagesse , litî
dîsoient alors les anciens y est inébranlable au mi-
lieu des tempêtes publiques : si les*^ flots , si le
glaive y si la foudre doivent Tatteindre , ils ne sau-
foient Pëtonner; et si le monde brisé pouvoit se
dissoudre en éclats , ses ruines le frapperoient im-
mobile. Armé de ce^ principies scoiques y it résolut
de se fier a lui-même et à lui seul : jugeant enfin
que l'adversité ne ponvoic qu^être un mal extéi^ieur
à rbonmie^ il considère ses malheurs cofiime d'à-
tiks inconvéniens qui le ramenoient à liii-<-ïnéme :
Ils m'ont raffermi, dîsoit-il généreusement, comme
Urêqu^ilfautrehattte et resserrer à bon coups
de mail un i^ais^eau gui sedéprend, se descout,
qui s^eschappe et desrobe éous soy.
L'auteur d'Emile pensoit que le siècle des grandes
révolulîons approchoit, et qute, par une éducation
vigoureuse , il faUoit prévenir la jeunesse contre
les fureurs et l'inconstance et la fortune. Ainsi
Montaigne qui lui inspira cette* pensée, observant
l'effroyable confusion qui depuis trente années
tourmentoit son pays , et assistant pour ainsi dire
au lamentable spectacle de la mort publique , pré*
paroit son ame à de nouvelles calamités : triste es^*
pérance qui ne fut pas même trompée. Au milieu
de ses disgrâces politiques , sa maison et le pays
eurent à souffrir d'une peste ei^traordinaire, et il
représente avec son énergie accoutumée ce terrîbl©
fléau : Les familles errantes, les maisons abandon-
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(47)
nées, les travaux interrompus, la terre sans cul*»
ture et sans moissons : bientôt le mépris d^ la vie
succédant à la consternation ; enfans, jeunes gens,
Tieillards, ne s'occiypant maintenant que du soin
de ne pas seryir de pâture aux animaux de proie,
et creusant eux-mêmes leur sépulcre : quelques:-
ups même s'y plaçant librement avant la mort,
pareils à ces soldats romains qui , après la bataille
de Cannes, se [Jongeoient vivans et s'étoufFoient.
dans la terre qu'ik renversoient sur eux de leurs.
propres mains. Ce désastre enfin se dissipa ; Mon-
taigne , après avoir trouvé le calme qui naît de la
force de l'âme , recouvra aussi la paix dans ses,
foyers, et il s'en servit pour revoir ses Essais qu'il,
publia' de nouveau.
On le pressoit alors d'écrire l'histoire de son^
tems, et il avoue que^ pour toute la gloire de.
Salluste, il n'auroit pas voulu l'entreprendre. Hé*
las ! en reportant sa pensée vers ces années funè-
lures qui ont précédé le règne de Henri IV , en
voyant le flambeau du génie éteint dans le sang
des peuples, il pouvoit dire comme Tacite au^
commencement du règne de Trajan : « L'es-
pérance enfin nous ranime ; un nouveau siècle
comiAence pour le bonheur du genre humain^
Cependant par une destinée inséparable de iK^e
foiblesse , toujours les remèdes sont plus tardifs
que les calamités. Nous croissons lentement et la
mort nous frappe avec une rapidité infatigable.
Ainsi S€^ flétrissent le génie et les arts j mais que
de soins difficiles, pour les rendre à leur premier
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(48)
état \ Que sera-ce enfin si , pendant trente années^
espace qui occupe la vie presque toute entière,
les hommes les plus vertueux et les plus mémora-
bles sont tombés moissonnés par les fureurs civiles!
Pour nous , qui survivons à ces grands hommes
et à nous-mêmes , lorsque nous retranchons ces
funestes années de notre existence , il nous reste à
peine Penfanoe et la vieillesse; et devenus presque
tout à coup vieillards, déjà nous touchons en si-
lence aux dernières bornes de la vie. »
Tel pouvoit être le langage de Montaigne après
ses malheurs et oeux de son pays. Cependant il
retrouva , dans ses dernières années , le bonheur
de sa jeunesse ,l'a:mitié. 11 étoit à Paris , lorsqu'une
femme déjà célèbre , Marie Lejars^ demoiselle de
Gournay , vint le trouver avec sa mère , toutes
deux amenées chez lui par le bruit de sa renom-
mée. 11 les reconduisit dans leur château ; il y sé-
journa plusieurs mois, et il ycontracta des liens qui
ont chaûrmé le peu de jours qu'il devoit encore pas-
ser sur la terre. Mademoiselle de Gournay devint sa
fille adoptive : heureuse adoption qui a rendu son
nom immortel ! et Montaigne en parle toujours
avec une douce complaisance. Au nom de ssl fille
d* alliance , il retrouve les expressions de son an-
cienne amitié, ce Elle est aymée de moi , dit-il ,
» beaucoup plus que paternellement je ne
» regarde plus qu'elle au monde. Si l'addescence
» peut donner présage , cette ame sera quelque
y> jour capable des plus belles choses , et entr'au-
y> très de la perfection de cette très-sainte amitié
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(4dX .
» où nous ne lisons point q&« son sexe ait pu
y> monter encore. » Il ne fut pobt tromj^ dans
son espérance ; mais il devoit à peine jouir de son
bonheur.
Depuis long-tems accabHS d'une infirmité dou-
loureuse , il opposoit en vain la patience et toute
la force de son ame. On n'ayoit alors ni les secours
de l'habileté , ni les succès de l!expérience pour
le délivrer de ses tourmens. Il fallut succomber
dans un âge où la vieillesse n'est point enc(x*e«
Mais la mort, objet perpétuel de ses méditations ,
ne put le surprendre. Elle se présenta , Montaigne
la reçut sans crainte et sans faste ; la religion qui
avoit béni son berceau , le conduisit elle -même
jusqu'au bord de la tombe. Environné de ses pro-«
ches, de son épouse et de sa fille , il reçoit leurs
tendres adieux j il s'offre lui-même sur l'autel qu'il
a fait élever près de son lit funèbre ; et dans ce
moment auguste où s'achève l'ineffable mystère de
l'union de Dieu et des hommes y il exhale son der-
nier soupir.
Montaigne , né sous le règne de François L^' ,
Biourut da^ns les premières années du bon Henry lY .
Le tableau de son caractère, de son esprit et de
ses vertus , il l!a tracé lui-même pour la postérité ;
sçs traits n'avoient rien de bien élevé, mais il s'y
trouvoit une certaine grâce qui est toujours l'expres-
sion de la franchise et de la bonté ; si la mort qui
le saisit au sortir de la maturité , l'enleva trop tôt
à sa famille et à san pays , il vécut sans doute
'4
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(6o)
assez pour la gloire ; et si les vrais biens sont dans
une ame saine , Montaigne fut heureux. Les hon-
neurs ne manquèrent point à sa yie. Son roi lui
donna des marques glorieuses de son estime; Rome
ie reçut au nombre de ses citoyens; il fut le pre-
mier magistrat d'une cité, qui eût été célèbre
même chez les anciens ; que ppuvoit de plus Fin-*
constance de la fortune ! Ses biens suffisoient no-
blement à sa famille, et il dédaigna de les accroître.
Sa jeunesse fut couronnée par un sentiment su-
blime ; sa vieillesse fut consolée par une alliance
d'amitié , de piété filiale et de génie. Ses amis, sa
femme , sa fille , espérance d'une maison toujours
illustre , adoucirent ses derniers momens , et du
bord de la tombe il put voir briller l'aurore de
bonheur qui s'élevoit sur sa patrie.
Deux siècles ont pesé déjà sur la tombe de Mon-
taigne , et sa renommée n'a fait que s'accroître. Si
le marbre et l'airain assuroient l'immortalité , il
faudroit sans doute regretter que son image n'ait
pas encore été placée au milieu de ces antiques
philosophes qu'il prenoit pour modèles ; mais il
s'est élevé lui-même un monument plus durable
que l'airain, monument qui subsistera autant que
les passions humaines. Cependant , lorsque des
hommages publics sont demandés pour sa mémoire ,
l'éloge le plus digne de lui étoit sans doute l'ex-
pression de la vérité. Si donc, soulevant la pierre
qui couvre sa poussière , il apparoissoit tout-à-
coup au milieu des sages qui vont couronner
son heureux panégyriste, oni^ Montaigne, tu
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(5i)
me verroîs t'offrir avec confiance le tableau que
j'ai tracé de tes erreurs et de tes vertus ; et jVn
attesterois ton ombre vénérable : sf je n'ai pas mé-
rité la palme glorieuse du talent , )'ai cru du moins
te montrer tel que tu étois à un siècle qui trcp
souvent peut-être abusa de ton nom et de tes
maximes.
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